Le courage de dire non

par Marc Galerne (K5600 Lighting)

La Lettre AFC n°193

J’étais présent à la journée de la CST ce 20 novembre afin de tout apprendre sur le tournage " Low cost ". Etant fabricant, ceci me concernait indirectement. Je m’attendais donc à y retrouver un grand nombre de personnalités du monde de la prestation de service qui est davantage au premier plan d’un tel débat.
Première surprise : pas de représentant de la FICAM. 
Deuxième surprise : pas de loueurs " lumière ".
Troisième surprise : l’exposé brillant de Michel Gomez, délégué de la mission cinéma à la mairie de Paris.

Il a expliqué avec clarté que le " Low cost " est une politique industrielle réfléchie offrant un service basique à un public à la recherche de moyen peu onéreux d’avoir accès à quelque chose ou de pouvoir l’utiliser plus souvent. C’était la motivation des compagnies aériennes américaines qui ont lancé le mode " Low cost " sur le marché.

Tout de suite, on comprend que ce terme ne peut pas s’appliquer à notre métier.
Tout d’abord parce que la production cinématographique n’est pas une industrie ; avec des outils spécifiques produits au mieux par (petites) centaines d’unités et des prestataires de services dont le chiffre d’affaires total réuni équivaut à une semaine de recette d’un hypermarché.
Le terme " industrie " commence à s’appliquer lorsque le film est tourné, monté, étalonné. L’exploitation du produit " film " est une industrie avec des places de cinéma et des DVD vendus par millions créant une véritable économie qui génère une quantité importante d’emplois.
Un film reste un prototype issu du travail de nombreux artisans qui ont un savoir-faire unique.

L’autre raison pour laquelle le terme " Low cost " ne peut s’appliquer à la production cinématographique, c’est que les pratiques que nous voyons aujourd’hui n’ont rien d’une politique réfléchie par les prestataires et techniciens qui subissent plus qu’ils ne proposent. Nous sommes dans la position inverse du " Low cost " : nous sommes dans le cas où le passager éventuel d’une compagnie aérienne proclame haut et fort qu’il ne prendra l’avion que s’il obtient un billet au prix qui correspond à la somme qu’il a (peut-être) dans la poche. C’est totalement différent.
Le problème est que tant qu’il y aura un pilote casse-cou avec un vieux coucou dangereux pour accepter la mission, il y aura de plus en plus de passagers potentiels. Comme disait Coluche en parlant des chanteurs populaires sans talent : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens arrêtent d’acheter leurs disques pour qu’ils ne se vendent plus ». Peut-être suffit-il que l’on arrête d’accepter n’importe quoi pour qu’il n’y ait plus de demandes du genre !

ATTENTION, je ne dis pas qu’il ne faut pas aider des projets économiquement fragiles mais seulement, s’ils sont intéressants et peu nombreux. La nature est bien faite : s’ils sont bons, ils sont rares.
Chaque technicien, comédien, ouvrier ou prestataire de ce métier a volontiers baissé ses coûts, voire pratiqué du bénévolat, mais cela doit se faire pour des projets de qualité, réfléchis et soutenus par des réalisateurs et des producteurs responsables.

Pourquoi ces cris d’alarmes soudains ? La crise économique ? Le manque d’argent dans la production ? Il semblerait que non, puisque les chiffres annoncés par le CNC constatent une augmentation de la manne financière investie dans le secteur.
Le problème est que les temps sont effectivement durs et ces projets qui n’ont pas d’argent se multiplient en profitant du manque d’heures des intermittents et les problèmes de trésorerie des entreprises.

Il s’agit donc de films qui n’auraient jamais pu exister sinon dans le circuit hautement formateur des clubs ciné et des écoles. L’une des conséquences directes de cela est que les productions qui ont des moyens se disent que si les techniciens et prestataires peuvent baisser leurs tarifs dans de telles proportions pourquoi n’en profiteraient-ils pas ? Et c’est la catastrophe car, la bouffée d’oxygène qui permettait d’accompagner ces projets, éclate : les prix ne veulent plus rien dire et les choses commencent à se faire au détriment de toutes les règles, y compris de la sécurité. Les prestataires n’ont plus les moyens d’investir, le matériel devient obsolète et, vieillissant, il n’est plus fiable. Il devient alors difficile de justifier un prix de prestations dans ces conditions.

Arrêtons de nous voiler la face. On ne peut pas régler les problèmes en commençant par dire : « Il n’est pas question de désigner des coupables, il faut trouver des solutions ». On ne peut plus réagir comme cela : bien sûr qu’il faut savoir d’où viennent les fautes pour trouver la solution.
J’ai longuement hésité avant de faire une liste mettant en cause les fautes et responsabilités de chacun. Deux questions m’ont travaillé avant de me lancer : de quel droit puis-je me permettre de faire un tel " réquisitoire " ?
Et ne vais je pas me mettre tout le monde à dos !
Après mûre réflexion, je me suis dit que j’ai droit à la parole en tant que victime impuissante d’une lente destruction qui s’opère sous mes yeux.
Alors victime impuissante peut-être, mais silencieuse, non !
Et puis, pourquoi m’en voudrait-on ? Je mets en cause peut-être, mais je ne condamne pas. Personne n’a voulu cela. Nous sommes arrivés à cette situation catastrophique graduellement, sans même nous en rendre compte. Comme cette grenouille que l’on met dans un bocal que l’on chauffe un tout petit peu plus chaque jour et qui finit par supporter une température qu’elle aurait fuie si elle l’avait subie d’un coup.

Faute des diffuseurs ?
OUI, lorsqu’ils imposent des acteurs (et leurs cachets) aux producteurs fragilisant ainsi le reste du budget.
NON, si ils financent le surcoût des comédiens qu’ils imposent.
OUI, lorsqu’ils ne remplissent pas leurs quotas de production.

Faute des producteurs ?
OUI, dans le cas de ces producteurs qui n’ont aucune éthique et qui, au détriment du bon sens et en tuant le savoir-faire, exercent des chantages inacceptables aux personnels et aux " industries " techniques. C’est un manque de responsabilité évident. Il s’agit de déforestation massive sans intention de replanter. Ce savoir-faire qui diminue et ces entreprises qui s’affaiblissent finiront bel et bien par disparaître.
Pourquoi ne pas faire les films avec l’argent que l’on a, en retravaillant son script et son casting ? Il faut avoir les moyens de ses ambitions.
OUI, lorsque les fausses économies deviennent une pratique acceptée : économie sur le temps de préparation, économie sur le matériel (non, on n’est pas obligé d’accepter du matériel défaillant sous prétexte que l’on ne paie pas cher), économie sur les salaires (qui ne font que créer des gens insatisfaits qui n’ont plus le cœur à l’ouvrage) et le recours trop systématique aux stagiaires qui se retrouvent à des postes qui demandent des gens d’expérience.
OUI également, dans le cas de ces producteurs autoproclamés qui prétendent faire un film sous prétexte qu’ils ont produit quasiment sans argent une succession de plans sans esthétique ni un minimum de qualité technique et qui malgré tout reçoivent la bénédiction de critiques intellos qui crient au génie. Des projets tels que Le Projet Blair Witch ne sont que des exceptions rarissimes bien souvent sans lendemain.

Faute du système d’aides ?
OUI. L’attribution de l’agrément et des aides qui en résultent devrait tenir compte d’un budget équilibré avec un minimum de moyens techniques. L’argent des contribuables ne doit-il pas aider la réalisation de films techniquement aboutis autant qu’artistiquement ?
Ces films aidés ne doivent-ils pas permettre à de jeunes techniciens de justement parfaire leur expérience dans des conditions normales ?
Une vraie caméra avec un jeu d’optiques, une dolly avec ses rails et des éclairages un peu plus évolués que des mandarines, un vrai travail de postproduction fait par des professionnels devraient être des conditions obligatoires. Je ne suis pas au fait de toutes les arcanes du système : agrément, avances sur recettes, visa d’exploitation. Il semble que tout cela pourrait permettre de " réguler " l’équilibre du devis par département. Tout commence par un scénario et un devis de fabrication. Les directeurs de production expérimentés sont capables de déceler à la lecture du script, la faisabilité d’un projet, non ?
Un membre de l’ADP ne pourrait-il pas donner une validation officielle au sein du CNC ?
Trop longtemps, les moyens techniques et les salaires ont été relégués au deuxième plan dans l’attribution de subventions. Seule la création prévalait. Sans technique et savoir-faire, la création n’est rien. Il suffit de voir l’essor des effets spéciaux et la liberté créatrice qu’ils ont permis.

Faute des acteurs et de leurs agents ?
NON et OUI. On entend souvent parler des cachets disproportionnés des acteurs, mais qui est à mettre en cause ?
La FAUTE ne vient-elle pas de ceux qui acceptent de payer de telles sommes et n’ont plus les moyens de financer le reste ?
Un cachet d’un million d’euros n’est pas choquant si cela permet de monter le financement d’un film où tout sera fait dans les règles. Personne n’évoquera un quelconque malaise si tout le monde est payé normalement. Par contre, si pour payer ce cachet, il faut restreindre tous les postes : l’animosité s’installe et c’est normal, humain. Les acteurs sont des humains eux aussi et les cas de comédiens qui font des efforts pour qu’un film se fasse ne sont pas rares.
La FAUTE revient-elle à celui qui propose ou celui qui accepte ?
D’un autre côté, détourner les yeux sur les sacrifices qui affectent les autres et dont on est la cause sans sourciller est discutable et preuve d’une solidarité plus que relative.

Faute de la technologie numérique ?
NON. Cette révolution technique existe aussi dans le monde de la musique et depuis plus longtemps. Un logiciel sur un Mac, trois copains qui jouent plus ou moins bien d’un instrument et on sort... rien. On fait une maquette qui n’a rien coûté, mais cela ne fait pas pour autant la gloire. Il faudra investir du temps pour acquérir de la technique et perfectionner son art. Cela s’appelle de l’expérience et du travail. Et même lorsque l’on a tout cela, la sélection s’opère et la dure réalité se révèle : tout le monde ne peut pas être au top sinon... il n’y a plus de top. Quel que soit l’outil et sa facilité d’utilisation (ce qui est loin d’être vrai pour la HD), il faut avoir appris à le maîtriser.
Comme le précisait Caroline Champetier sur la scène de l’Espace Cardin, on n’est pas chef op en sortant d’une école. On le devient à force de pratique en qualité (oui, c’en est une) d’assistant et en faisant son chemin jusqu’en haut de l’échelle.

Faute des prestataires de service ?
OUI, en raison des guerres de prix suicidaires. La concurrence est nécessaire mais elle doit être réfléchie. Les prix sont-ils les seules armes ?
Le service, la qualité du matériel, la recherche de solutions adaptées font partie de la panoplie de combat du prestataire. Plutôt que faire des " deals " sur des listes importantes de matériel, n’est-il pas plus judicieux d’investir dans des outils récents conçus pour répondre à ces contraintes de budget, de rapidité et de réductions d’effectifs. Le monde change, il évolue. Que l’on aime, ou non, la direction qu’il prend, il faut s’adapter sous peine de disparaître. Il en est de même pour la production audiovisuelle. Et s’adapter nécessite une remise en question de soi, de son métier et de son avenir. Il faut être visionnaire pour perdurer. Cette crise économique nous met à genoux. Elle met en évidence les choix, mauvais ou bons, que nous avons faits.
OUI, lorsqu’ils laissent des centaines de milliers d’euros de matériel sous l’irresponsabilité de gens qui n’ont aucune idée de la valeur des choses.

Faute des chefs de poste ?
OUI, dans la mesure où tout cela n’arriverait pas s’il y avait un minimum de solidarité.
Pierre Lhomme racontait qu’il y a bien longtemps, avant les courriels, les textos et autres outils de communication instantanés, les opérateurs avaient mis au point un système d’alerte des mauvais " deals ". Lorsqu’un opérateur était remercié pour avoir refusé des conditions inférieures à la décence, il prévenait 5 ou 6 autres opérateurs qui en appelaient chacun autant. En quelques minutes, ils étaient tous prévenus du " danger " et refusait l’offre également. Maintenant, cela pourrait se faire en quelques secondes.
Bien sûr, me direz-vous, c’est facile pour un fabricant de projecteurs de dire cela car, nous savons tous, nous intermittents, que si nous refusons, il y aura toujours quelqu’un pour accepter. Ce à quoi, je répondrai que nous sommes confrontés à ce même problème, car il y a des produits concurrents chinois (ou autres) moins chers et c’est à nous de prouver nos compétences : innovation, qualité des matières premières, fiabilité, stock de produits finis et de pièces détachées, qualité et rapidité du SAV !

Maintenant concernant le sujet qui nous intéresse, il y a deux cas de figure : c’est un membre de l’association professionnelle qui accepte l’inacceptable et cela devient un problème de solidarité et cela se gère en interne ou ce n’est pas un membre de l’association et il faut travailler à ce que l’association devienne incontournable.
Les associations professionnelles telles que l’AFC et l’ADP pourraient peut-être intervenir auprès de la tutelle CST/CNC afin que ses adhérents représentent des " points " dans l’obtention d’avantages supplémentaires pour la production. Peut-être que les assurances pourraient entrer dans ce schéma : une équipe technique confirmée est un réel atout pour le bon déroulement d’un tournage. Une baisse de la facture d’assurance sensibiliserait certainement.
Il faut valoriser Le Métier : les années d’études, de galère, bref d’expérience, font la différence sur un tournage.
OUI lorsque l’on accepte de diminuer les listes sous la pression de la prod ou, pire encore, du prestataire.

Il y a quelques années de cela, une banque avait choisi comme slogan :
« Le pouvoir de dire oui ».

Le sauvetage de notre artisanat passe par un slogan tout aussi simple :
« Le courage de dire non ».
Mais, c’est toujours plus difficile de dire non.
Ceux qui ont des enfants le savent !